Les oeuvres paternalistes et le sport
« Le fabricant doit à ses ouvriers autre chose que le salaire », affirme le filateur Jean Dollfus lors de la fondation de la Société industrielle de Mulhouse en 1826, « il est de son devoir de s’occuper de leur condition physique et morale ». Du « berceau jusqu’à la tombe » selon la formule consacrée, en passant par le terrain de foot car, s’il est encore loin d’être central, le sport – en particulier les activités physiques et de loisirs – va de manière très progressive s’imposer comme un ingrédient des dispositifs paternalistes.
Industriel français notable, Jean-Baptiste André Godin (1817-1888) passe pour un précurseur des œuvres sociales tant il accorde une importance particulière aux conditions de travail de ses ouvriers, mettant à leur disposition, chose inédite au milieu du XIXe siècle, une offre variée de services.
À partir de 1859, il fait construire différents bâtiments (restaurants, logements individuels, services collectifs ou magasins coopératifs) qui composent le célèbre Familistère de Guise, pour assurer le bien-être de ses ouvriers. Ce « Palais Social » intègre un « lavoir-piscine » (illustration ci-contre), construit en 1870, qui permet notamment aux ouvriers et à leurs enfants d’apprendre à nager.
L’initiative s’est propagée à d’autres secteurs d’activités, à commencer par l’industrie automobile. Les ouvriers recrutés chez Peugeot bénéficient en effet de la gamme « la plus complète d’œuvres sociales mises au point entre 1840 et 1900 : caisse d’épargne, coopératives de consommation, caisses de secours mutuels, caisse de retraite, cours du soir, bibliothèques et salles de lecture, chorales, fanfares, sociétés musicales, etc. » (Fridenson, 1979). Sont inclus dans ces dispositifs paternalistes diverses sociétés gymniques et sportives, mais aussi des vélo-clubs ou encore des stands de tir.
C’est ainsi que, dans le secteur industriel, en France et en Europe, se développent des structures – voire des infrastructures – sportives à destination des ouvriers. La construction du stade de la Forge en 1931, rebaptisé depuis stade Bonal, en constitue une parfaite illustration à Montbéliard. Le complexe jouxte véritablement les ateliers de production (illustration ci-dessous) : « La Société anonyme des automobiles Peugeot a établi un vaste programme sportif qui doit permettre à son personnel de se livrer aux saines joies que procurent les exercices en plein air, tout en se livrant à leur sport favori. C’est ainsi que ce programme comporte la construction d’un stade moderne, la formation de plusieurs équipes de football, d’athlétisme et de rugby. En outre, il a encore été prévu l’installation d’une piscine » (Fridenson, 1989).
Outre Hexagone, le constat est similaire. Les cas de l’industriel allemand Bayer à Leverkusen ou bien encore celui de Philips aux Pays-Bas avec le PSV Eindhoven peuvent être mentionnés. Cette tendance s’observe également chez les constructeurs automobiles italiens. L’exemple de la Juventus de Turin, qui devient la propriété de Fiat, entreprise pilotée par la famille Agnelli (l’une des plus célèbres d’Italie), est symptomatique de cette nouvelle manière d’instrumentaliser le sport de haut niveau, d’abord pour accroître la notoriété d’une marque, mais aussi pour préserver une forme de paix sociale en interne. Dès 1923, des ouvriers de Fiat se voient proposer d’assister gratuitement aux rencontres de la Juventus ; un cadeau qui intervient quelque temps après l’occupation des usines par des ouvriers qui avaient ébranlé le pouvoir de Giovanni Agnelli (Pennacchia, 1985 ; Dietschy, Mourat, 2006).
Il faut savoir que le sport a tenu un rôle essentiel aux XIXè et XXè siècles dans deux stratégies : celle qui tendait à intégrer les classes ouvrières et celle qui visait à contrôler et discipliner les masses ouvrières (Chartier, Vigarello, 1982).
L’arrivée du sport dans le monde du travail, si elle se justifie dans un premier temps par des discours philanthropiques, répond donc aussi à une logique paternaliste qui consiste à fidéliser, divertir et, in fine, encadrer les initiatives des travailleurs.
En France, les structures sportives fondées par les patrons – comme l’ACC chez Citroën – répondent à une volonté de lutter contre la fluctuation des effectifs, de développer la socialisation d’entreprise et d’amortir le choc de la crise économique mondiale (Schweitzer, 1982). On comprend bien les mobiles des familles Agnelli ou Peugeot : si elles investissent dans le milieu du football, c’est moins pour des raisons sportives que pour soigner leur image (celle de leur entreprise et celle de leur propre personne par extension). La création du FC Sochaux en 1928 puis de la Coupe Sochaux en 1930 entérine d’une certaine façon ce nouvel usage patronal du sport, ce « sport des as » où les ouvriers les plus talentueux – souvent étrangers comme des Hongrois ou des Polonais – sont embauchés davantage pour leurs compétences footballistiques que pour leurs savoir-faire manuels.
Chez Renault, le témoignage en mars 1931 d’un menuisier-ébéniste au chômage illustre cette importance du capital sportif : « Désespéré d’être continuellement au chômage, je vais au stade du Club olympique de Billancourt faire apprécier mes talents de footballeur à l’entraîneur. Cela m’ennuie de quitter un grand club comme le Red Star mais le "beefsteak" l’emporte car on m’a dit que si j’accepte de jouer au Club olympique de Billancourt, je serai embauché chez Renault » (Mouroux, 1981). La mission de ces ouvriers-ambassadeurs d’un nouveau genre : performer sur les terrains engazonnés et « porter bien haut le fanion des automobiles Peugeot à travers la France » (Vial, Ruffin, 1988). On décèle chez ces patrons la volonté de véhiculer l’image d’une entreprise dynamique, performante et par conséquent de faire adhérer les travailleurs aux valeurs de la firme. Jean-Pierre Peugeot n’insistait-il pas en personne sur la nécessité pour ses joueurs de fournir un beau jeu, fluide, à l’instar de la mécanique bien huilée de ses usines ?